Un soir, je travaille avec des stagiaires (Sylvain et Florian) sur ce qui donnera l’installation nymphéa : un grand cocon en papier de soie pour le festival DN[A], à Grenoble.
Depuis quelque temps, je cherche à réduire mon empreinte carbone. Pour cette grande Nymphe, j’utilise des joncs de tente récupérés et du papier de soie. À travers ce recyclage je me questionne sur la manière dont le design des objets de l’industrie sportive conditionne nos imaginaires notamment dans le milieu naturel.
À partir de quel degré de détournement des joncs de tente Quechua mes objets- dispositifs opèreront comme une référence à la marque, à l’usage, à la fonction ? En quoi cela nous empêche-t-il d’accéder à une poésie de l’imaginaire ?
Depuis mon enfance, collé aux tableaux de mon arrière-grand-père, je développe un regard concret, sur la peinture, les formes, les matières, ce regard fut renforcé avec la découverte de l’électroacoustique.
J’élabore des éléments à partir de formes qui sont saillantes (persistantes) dans nos usages, en effectuant un pas de côté pour proposer de l’ailleurs.
Ce n’est pas une volonté, c’est un fait non fait, j’ai dû naitre dans l’ailleurs.
François Jullien m’a apaisé par sa pensée de l’écart et par cette invitation simple à « mettre de l’ailleurs dans l’ici ».
Revenons à l’atelier, nous collons des panneaux de papier de soie cousue sur ces joncs cerclés.
En séchant mes grandes formes ovales vrillent, se torsadent et les courants d’air la font légèrement vibrer…
Une année passe, je rends enfin un hommage à mon arrière-grand-père et prépare une grande installation où seront exposées ses œuvres, à Sallanches. Je découvre des tableaux avec des taches jaunes caractéristiques de sa fin de vie lorsque, atteint de cataracte, il venait apposer du jaune ici et là…
Petit on me disait toujours qu’il ne fallait jamais mettre de jaune dans le ciel.
Le jaune c’est l’avertissement avant l’interdiction.
Seuls 5% d’homme aime le jaune.
Je trouve cela curieux.
Je couvre d’un jaune impérial ces joncs de tente qui deviennent ainsi des surfaces ovales. Je les vrille volontairement et les marque d’une plissure au cœur qui forme des lèvres. Ces « choses » non identifiées seront mes nénuphars : des Objets d’Imaginaires Déployés.
À la recherche des points de vue du peintre, et puis dans toutes sortes de paysage, je voyage avec mes nénuphars. Très vite des enfants, des passants nomment ce dispositif « chips ». Cela m’amuse, j’ai des premiers retours sur le poids sémiotique de ces éléments. Ils évoquent beaucoup de choses, mais ne représentent rien, ne servent à priori à rien. Ce travail est donc essentiel, sous des aspects fonctionnels, ces dispositifs intriguent et entrainent la rencontre voire l’expérimentation sous forme de jeu, de mouvements.
Lors de la première installation dans le cadre d’une exposition à la Balinière à Rezé, les jeunes s’en emparent courent après les éléments qui s’envolent. Des danseuses et danseurs confrontent leurs masses aux nénuphars dont l’échelle varie à peine plus que l’échelle humaine, dans sa diversité.
Les torsions, les attractions-répulsions, les superpositions des éléments et leurs manières de contraindre le corps offrent des potentiels de performance proches du travail de Rebecca Horn avec ses extensions. Ces expérimentations s’inscrivent dans une conscience des contraintes que rencontrent les corps de notre siècle, entre projections futuristes et réalités culturelles.
Certains y verront des références aux performances de Robert Morris, aux voiles de Loïe Fuller, aux extensions de Rebecca Horn, au land art, à Christo et Jeanne Claude quand d’autres verront une référence aux chips, aux tentes Décathlon.
La réalisation de l’œuvre tient dans sa capacité à déployer-écarter les imaginaires.
Je crois qu’elle opère un changement de paradigme (pour être tendance, on pourrait dire qu’il s’agit autant de design thinking que de Ux Design) pour décaler légèrement nos perceptions et nos représentations des espaces physiques et conceptuels.
Pour éprouver la capacité de ces « Nénuphars » à engendrer de nouvelles situations plastiques, relationnelles, et donc conceptuelles, je déplace et rejoue régulièrement le déploiement du dispositif.
Toutefois, ce déploiement n’est pas un évènement, c’est une rencontre, elle nait de l’absence de rendez-vous de la spontanéité.
Dans l’espace public, en pleine nature, sans êtres humains ou au contraire au milieu d’une foule, dansées, soufflées malmenées, caressées, Nénuphars est une œuvre qui questionne à chaque itération les conditions de son existence et de son avènement.